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Une critique traductologique : pourquoi la théorie interprétative du sens ne peut expliquer la question de style, Partie II

April 19, 2021


Description

I present here a critique of the interpretive theory of meaning (la théorie interprétative du sens) proposed by French translation theorists Danica Seleskovitch and Marianne Lederer. This is the second part of my critique, and is excerpted from a thesis on translation that I wrote at ESIT in early 2021.


Partie II : Sur la question de style

Considérons maintenant la question de style. Selon Lederer, le style est « l’exploitation des formes » linguistiques, c’est-à-dire des formes de langue1. Comme nous l’avons vu dans la Partie I, la théorie interprétative, fondée sur l’individualisme méthodologique, ne nous dit rien sur la langue, concept systémique. Examinons néanmoins la tentative d’Israël d’aborder la question du style.

Israël affirme que dans un texte littéraire, la forme linguistique est primordiale dans la constitution du sens et de l’effet créé sur le lecteur. Il écrit :

« même en littérature […] où la forme est primordiale, [...] Il importe […] de bien faire la distinction entre la matérialité de la forme et sa fonction : seules les valeurs notionnelles ou émotionnelles dont elle est porteuse sont à préserver et non la forme elle-même […] En d’autres termes, au moment de traduire, une distinction s’impose entre d’une part le systémique et de l’autre l’intentionnel lié à l’acte de parole. »2

Israël cherche ici à construire une dichotomie entre la matérialité et la fonction de la forme linguistique. La première appartient au « systémique », la seconde à « l’acte de parole », une distinction s’imposant entre ces deux, selon Israël. Il y a une contradiction dans cette formulation : la forme, selon les théoriciens interprétatifs, n’est rien d’autre que le support matériel de la signification linguistique, c’est-à-dire que la forme n’est rien d’autre que sa matérialité. Donc, quand on parle de la fonction de la forme, c’est la matérialité elle-même qui fonctionne. Cela implique que la fonction appartient à la matérialité. Or, cette matérialité, selon Israël, appartient au « systémique ». Donc, en suivant la logique des propos d’Israël, la fonction appartiendrait à la fois à la parole et au « systémique », ce qui est une contradiction, car Israël veut qu’une distinction s’impose entre ces derniers.

Or, personne ne peut nier que la fonction de la forme se manifeste dans l’acte de parole. Néanmoins, la dichotomie entre langue (ou « systémique ») et parole (phénomène individuel) ne tient pas si la fonction appartient aux deux. Le problème est que la théorie interprétative donne la préséance à la parole sur la langue, tout en retenant les concepts de langue, de parole et de leur séparation. Comment se sortir de ce bourbier théorique ? Israël, se trouvant dans une impasse, cite la fonction poétique de Jakobson, signalant ainsi le chemin à prendre3.

Voyons donc ce que l’un de nos Maîtres ascendants, Roman Jakobson, nous dit sur la question de style. Remarquons que le point de départ de Jakobson est similaire à celui de la théorie interprétative : il critique le modèle de langage proposé par Ferdinand de Saussure. Selon Saussure, le langage est composé de deux parties, langue et parole. Seule la langue (le système formel de signes qui appartient à la collectivité) est l’objet de la linguistique (la parole n’étant qu’un phénomène individuel et momentané). Or, selon Jakobson, une telle dichotomie entre langue et parole n’est pas valide. Brièvement, il évoque les formes déictiques (telles que « celle-ci »), qui appartiennent à la fois à la langue (faisant partie d’une catégorie grammaticale) et à la parole (trouvant leur référent dans un discours particulier)4. Jakobson commence donc en rejetant la séparation entre langue et parole. Les théoriciens interprétatifs, au contraire, ne rejettent pas cette dichotomie ; d’où la source de tous leurs troubles concernant la question de style.


L’apport du modèle de Jakobson

Considérons une esquisse du modèle de Jakobson. Tout d’abord, il situe son modèle de la communication verbale dans une interaction qui se découle dans un « contexte » s’étendant du microcosme de l’interaction elle-même jusqu’au macrocosme dans lequel elle a lieu5. Jakobson ne parle pas de la parole, mais de la conduite verbale : « toute conduite verbale est orientée vers un but, mais les objectifs varient ». Étant donné cette hypothèse, le langage doit être étudié « dans toute la variété de ses fonctions ». Tout procès linguistique est constitué de six facteurs (destinateur, destinataire, contexte, message, contact, code). Chacun de ces six donne naissance à une fonction linguistique différente (émotive, conative, cognitive ou référentielle, poétique, phatique, métalinguistique).

Sans entrer davantage dans les détails de son modèle, par souci de concision, notons que les traducteurs et les théoriciens de traduction qui citent Jakobson se bornent à considérer sa fonction poétique, par laquelle « l’accent [est] mis sur le message pour son propre compte ». Certes, la fonction poétique est centrale dans la question du style. Cependant, une appropriation fragmentaire du modèle de Jakobson court le risque de ne pas exploiter son plus large potentiel explicatif. Dans certains cas, c’est l’une des autres fonctions qui s’avère importante pour justifier un choix traductif.

Examinons, à cet égard, les premières deux phrases de l’article de Donatien Laurent sur « La gwerz de Louis le Ravallec », dont la traduction apparaît ailleurs sur ce blog :

« Le lecteur averti qui feuillette pour la première fois un recueil de chants populaires bretons […] est frappé d’emblée par certains caractères qui les distinguent de la chanson folklorique de langue française. Autant celle-ci, comme l’a montré P. Coirault, présente dans un décor général et sommairement tracé des acteurs typifiés à l’extrême et dépourvus d’état civil réel, autant ceux-là mettent en scène des personnages particularisés et clairement identifiés dans un cadre connu de tous et soigneusement défini. »

Regardons en particulier la deuxième phrase de cette introduction de l’article. Il est à noter que le style de l’écriture de Donatien Laurent est, en général, d’une élégance difficilement imitable. Cette deuxième phrase n’en est qu’un exemple parmi tant d’autres. J’ai trouvé la traduction de cette phrase particulièrement ardue, mes trois propositions étant toutes lourdes, disgracieuses et dépourvues de beauté. Parmi les trois traductions proposées ci-dessous, (1) a été mon choix définitif ; (2) et (3) sont inadmissibles et (2) est la plus élégante.

  1. « The latter, as P. Coirault has demonstrated, presents us with characters typified in the extreme and devoid of any concrete civil status, within a general setting that is summarily traced. Breton songs, by contrast, depict specific, clearly identified characters, within a familiar, carefully delineated framework. » (choix définitif, le 28 décembre 2020)

  2. « The latter, as P. Coirault has demonstrated, offers a general setting, summarily traced, with characters typified in the extreme and devoid of any concrete civil status; the former offers characters that are clearly identified, within a recognizable framework, and carefully delineated: […] » (version élégante, mais inadmissible, le 28 septembre 2020)

  3. « As P. Coirault has demonstrated, the latter offers a general setting, summarily traced, with characters typified in the extreme and devoid of any concrete civil status. The former, by contrast, though to much the same degree, offers characters that are clearly identified within a framework known to all, and carefully delineated. » (version inadmissible, le 23 septembre 2020)

Remarquons le joli parallélisme de la phrase source qui est perdu dans le choix définitif en anglais :

Autant celle-ci […] présente […], autant ceux-là mettent en scène […]

En traduisant cette phrase, la question se pose : comment choisir parmi les trois traductions (1), (2) et (3) ? Comment comprendre l’inélégance de ces trois solutions en anglais ?

On entend souvent que le lecteur anglais préfère les phrases courtes tandis qu’en français on a le droit d’allonger les phrases à son gré. Cela peut être une raison pour choisir la traduction (1) qui comprend deux phrases courtes au lieu d’une phrase longue. Néanmoins, comme cette phrase apparaît dans l’introduction, elle se doit d’être élégante et séductrice, attirant le lecteur pour qu’il continue sa lecture. Malheureusement, la traduction (1) ne possède pas ce critère.

Comment alors justifier la préséance donnée au goût du lecteur anglais pour les phrases courtes au détriment de l’élégance qu’une phrase introductoire est censée posséder ?

Jakobson nous donne une raison bien fondée pour ce choix. Son modèle nous indique que ce n’est pas le goût, mais plutôt la compréhension du lecteur qui prime dans le choix définitif de traduction (1). Jakobson nous dit que :

« the grammatical pattern of a language […] determines those aspects of each experience that must be expressed in a given language[…] Languages differ essentially in what they must convey and not in what they may convey. »6

Si nous examinons notre phrase source, nous voyons clairement que le français demande trois précisions dans les mots déictiques qui y sont présents, à savoir celles du genre, du nombre et de la position relative (celle-ci, ceux-là). En anglais, les mots déictiques équivalents ne précisent que la position relative du référent dans le texte (former, latter). La diminution de la quantité d’information véhiculée entraîne un problème pour le traducteur : la phrase source peut être très longue parce que le français donne au lecteur beaucoup d’information sur le plan grammatical dans ses mots déictiques (celle-ci, ceux-là étant de véritables mines d’information). En revanche, l’anglais lui fournit des informations grammaticales rares (voir la pauvreté relative d’information de former, latter). Les phrases anglaises se doivent donc d’être courtes.

Dans ce cas, parmi les six fonctions de Jakobson, c’est la fonction cognitive (également appelée la fonction dénotative ou référentielle) qui joue un rôle significatif. L’orientation de la fonction cognitive est vers le contexte et sa visée est le référent. C’est cette fonction de la phrase cible qui détermine notre choix ici, étant donné la quantité maigre d’information fournie au lecteur en anglais par rapport au français7.

En outre, la fonction poétique porte sur l’embellissement du message. Selon Jakobson, la technique de base de l’embellissement poétique est la répétition. Celle-ci peut avoir lieu à n’importe quel niveau langagier (sonique, sémantique, grammatical), étant donné que les notions de similarité varient avec le code linguistique et le contexte (socioculturel, historique). Ainsi, l’élégance du style de Donatien Laurent est manifeste à tout lecteur français dans sa deuxième phrase introductoire grâce au parallélisme :

Autant celle-ci […] présente […], autant ceux-là mettent en scène […]

La structure grammaticale de cette phrase est :

adverbe 1 + mot-déictique 1…+ verbe 1…, adverbe 1 + mot-déictique 2 + verbe 2…

L’absence d’une telle structure dans les trois solutions anglaises les rend relativement laides. Or, nous aurions pu changer entièrement la structure de la phrase cible afin de créer autrement un effet d’élégance. Cependant, la traduction scientifique, par sa nature, demande un haut degré de précision et de fidélité envers le texte source, afin de transmettre au mieux les subtilités des idées présentées par l’auteur. C’est pourquoi nous n’avons pas changé entièrement le style de cette phrase.

En somme, la théorie interprétative ne peut nous fournir des conseils par rapport aux questions de style. Il faut, dans ces cas, chercher ailleurs pour des explications de nos choix traductifs. Le modèle de Jakobson, par exemple, est plus propice à la compréhension en profondeur des problèmes de style.


Remerciements
Je remercie mon amie Estelle Grissi, traductrice (de l’anglais et de l’espagnol vers le français) et réviseuse, qui a révisé mon mémoire dont cette critique fait partie. Bien évidemment, je suis seule responsable de toutes les erreurs qui restent.



  1. LEDERER, Marianne. 2005. LEDERER, Marianne. Défense et illustration de la théorie interprétative de la traduction. In : ISRAËL, F. et LEDERER, M. (dirs.) La Théorie interprétative de la Traduction, tome I. Caen : Lettres Modernes Minard. 2005. pp. 25. Disponible sur : https://www.researchgate.net/publication/304059295_Defense_et_illustration_de_la_Theorie_Interpretative_de_la_Traduction (consulté le 20.01.2021). ↩︎

  2. Voir ISRAËL, Fortunato. La créativité en traduction ou le texte réinventé. In : RUDERS, M. et MARTIN-GAITERO, R. (eds). IV Encuentros complutenses en Torno a la Traduccion. 1994. pp. 108-109. Disponible sur : https://cvc.cervantes.es/lengua/iulmyt/pdf/encuentros_iv/06_israel.pdf (consulté le 20.01.2021) ; ISRAËL, Fortunato. Traduction littéraire et théorie du sens. In : LEDERER, Marianne (dir.). Études traductologiques en hommage à Danica Seleskovitch. Paris : Lettre Modernes Minard. 1990. pp. 36-39. ↩︎

  3. Remarquons au passage qu’Israël cite également le concept de l’équivalence fonctionnelle ou dynamique du traducteur Eugene Nida. Or, Nida souligne qu’il cherche seulement à décrire la pratique de traduction sans rien prescrire. D’ailleurs, Nida lui-même se sert de la fonction poétique de Jakobson pour expliquer une situation qui ressemble à notre problème de traduction, concernant la phrase source de Laurent et les trois traductions peu satisfaisantes. (Voir NIDA, Eugene. Toward a science of translating. Leiden : Brill. 1964 : sur son but de décrire la traduction sans prescrire, voir pp. 8-10. Sur son concept de l’équivalence dynamique ou fonctionnelle, qui s’oppose à l’équivalence formelle, voir pp. 165-166. Sur le « area of tension », entre les équivalences dynamique et formelle, qui porte sur notre problème de départ, voir pp.171-173.) ↩︎

  4. Sur ce point, voir CATON, Steven. Contributions of Roman Jakobson. Annual Review of Anthropology. No. 16. 1987, pp. 235-237. ↩︎

  5. Notons deux points ici : premièrement, la critique de Seleskovitch, selon laquelle Jakobson est l’un des théoriciens qui « se situent au seul plan de la langue » et qui ne pensent pas à « une situation réelle » dans laquelle une phrase peut avoir lieu et trouver son sens, est donc une dénaturation de la pensée de Jakobson. Deuxièmement, le terme « contexte » est utilisé en français par les traducteurs de Jakobson. Il équivaut à la combinaison des termes « contexte verbal » et « situation de discours » proposés par la théorie interprétative. (Voir JAKOBSON, Roman. Linguistique et Poétique. In : Essais de linguistique générale, vol. I. RUWET, Nicolas (traducteur). Paris : Éditions de Minuit. 1963/2003, pp. 211-214, 218 ; LEDERER, Marianne. op.cit. 2005. pp. 42-43 ; SELESKOVITCH, Danica. De l’expérience aux concepts. In : SELESKOVITCH, D. et LEDERER, M. Interpréter pour traduire. Paris : Les Belles Lettres. 2014a. pp.116–118.) ↩︎

  6. JAKOBSON, Roman. On linguistic aspects of translation. In : VENUTI, Lawrence (ed.). The Translation Studies Reader. New York : Routledge. 2000/2012, p. 129. ↩︎

  7. Par souci d’exhaustivité, ajoutons un point subtil : les mots déictiques qui nous concernent ici (celle-ci, ceux-là et formerlatter) appartiennent non seulement à la fonction référentielle, mais aussi à la fonction métalinguistique. Cette dernière est orientée vers le code lui-même (le français et l’anglais ici), parce que chacun de ces mots indique un référent dans le message. Par exemple, « celle-ci » indique « la chanson folklorique de langue française ». Ainsi, ces mots déictiques parlent (selon Caton, le mot utilisé par Jakobson en anglais est « designate ») de leur référent et donc appartiennent à la fonction métalinguistique. Cet aspect n’est pas exploré ci-dessus, car il n’est pas pertinent. (Voir CATON, Steven. op.cit. p. 236.) ↩︎