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Une critique traductologique : pourquoi la théorie interprétative du sens ne peut expliquer la question de style, Partie I

March 15, 2021


Description

I present here a critique of the famous interpretive theory of meaning (la théorie interprétative du sens) proposed by French translation theorists Danica Seleskovitch and Marianne Lederer. This critique is excerpted from a thesis on translation that I wrote at ESIT in early 2021.


Partie I

Introduction

Nous présentons ici une lecture critique de la théorie interprétative du sens, connue également sous les noms de théorie interprétative et de théorie du sens. Remarquons trois points sur cette discussion de la théorie : d’abord, nous nous focaliserons sur le travail de Danica Seleskovitch (la fondatrice de cette théorie), de Marianne Lederer (l’une des conceptrices les plus importantes) et de Fortunato Israël (qui aborde la question du style)1. Ensuite, ces trois théoriciens interprétatifs considèrent que cette théorie s’applique autant à la traduction qu’à l’interprétation ; nous nous bornerons ici aux aspects de la théorie qui portent sur la traduction. Enfin, cette théorie ne considérait pas la question du style au départ (dans les années 1960). Cette question a été abordée quand Israël a essayé d’étendre la théorie vers la conceptualisation de la traduction littéraire (les premiers articles d’Israël sont parus dans les années 1990). En conséquence, dans la première partie de notre discussion ci-dessous, la question du style n’est pas prise en considération. Elle sera examinée dans la deuxième partie, en relation avec le travail d’Israël.

Le modèle proposé par cette théorie

Le problème de départ de la théorie interprétative est que l’acte d’interprétation, mais également celui de traduction, se situent pleinement sur le terrain de la parole ou du discours (les deux derniers termes sont utilisés de façon interchangeable par les théoriciens interprétatifs). Or, les théories linguistiques, qui dominent au moment de l’émergence de la théorie interprétative dans les années 1960, donnent la primauté à la langue sur la parole ou le discours. Chacune d’elles, en fonction de ses propres hypothèses et conceptualisations, considère que la parole ne peut pas constituer un objet d’étude linguistique2. La théorie interprétative est donc formulée en opposition à cette idée : elle propose que l’acte de traduction concerne plutôt le discours que la langue. Le modèle de cet acte s’accomplit en trois étapes. D’abord, c’est l’étape de compréhension du sens du texte source qui se trouve dans une situation de discours particulière. Cette étape est suivie par celle de déverbalisation, pendant laquelle le traducteur se libère de la langue source, dont toutes les formes s’évanouissent, laissant seul le sens déverbalisé. Enfin, lors de la phase de réexpression, le traducteur réexprime ce sens déverbalisé en langue cible.

Trois éléments sont au cœur de ce modèle. Le premier élément est le sens : il est propre à l’énoncé discursif ou au texte dans une situation de discours particulière. Le sens appartient ainsi au discours ou à la parole et non à la langue. Le second élément est la signification linguistique, qui appartient à la langue. Selon Lederer, ce terme est à employer indifféremment « pour les mots et les phrases isolées »3. Le troisième élément est la forme linguistique, qui est le support matériel d’une signification linguistique et qui appartient ainsi à la langue. On déduit que la forme linguistique est également à employer « pour les mots et les phrases isolées ».

Comment peut-on dégager le sens d’un texte particulier ? D’abord, les théoriciens interprétatifs soulignent que ce sens ne peut pas être réduit à la simple somme des significations linguistiques. Ensuite, ils mentionnent plusieurs facteurs qui sont impliqués dans la constitution de ce sens, parmi lesquels : la situation de discours, les compléments cognitifs, le bagage cognitif non verbal du traducteur-lecteur-récepteur du texte, le génie de la langue, les habitudes logiques d’une langue quelconque (mentionné par Lederer) et, parfois, les significations linguistiques des phrases et des mots présents dans le texte source4.

Le problème de la théorie du sens : un écart épistémologique à son cœur

Étant donné qu’un texte contient obligatoirement des mots et des phrases isolés recelant des significations linguistiques, une question se pose : quel est le rôle des significations linguistiques dans la constitution de sens ? Les théoriciens interprétatifs expliquent que dans le cas particulier du transcodage, la signification linguistique elle-même constitue le sens, la traduction équivalant à la recherche des correspondances entre terme en langue source et en langue cible. Hormis ce cas particulier, dans le cas général : « la signification linguistique des énoncés n’est que l’aspect dénominateur d’un sens, […] les langues ne choisissent pas le même aspect pour désigner le même sens »5.

Il convient de noter que les théoriciens interprétatifs retiennent l’idée de la langue et de ses significations linguistiques avec leur forme, sans pour autant nous fournir plus de détails sur celles-ci. La raison de cette absence de précisions se trouve dans un écart épistémologique au cœur de cette théorie. D’une part, la théorie interprétative est fondée sur un individualisme méthodologique : les trois étapes de l’acte de traduction se focalisent sur des individus, tels que l’auteur, le traducteur-lecteur-récepteur, le lecteur. Ensuite, l’étape centrale de déverbalisation s’effectue nécessairement dans l’esprit d’un traducteur individuel. Enfin, les aspects qui influent sur le sens, tels que la situation de discours et le bagage cognitif non verbal, portent également sur l’expérience, les connaissances et les décisions traductives d’un individu. D’autre part, on retrouve, au sein de la théorie interprétative, la langue avec ses significations linguistiques et ses formes. Or, le concept de langue appartient à un système, ce dernier étant diversement conceptualisé par différents linguistes6. En bref, la caractéristique d’un système est que la valeur d’un de ces éléments est toujours une fonction des valeurs de tous les autres éléments : on n’arrive pas au niveau du système par une simple addition de ces valeurs et, inversement, c’est en fonction du système entier qu’un élément a sa valeur. Une théorie fondée sur l’individualisme méthodologique ne peut donc jamais aboutir au niveau d’un système : il y a un écart épistémologique entre les deux positions. C’est pourquoi la théorie interprétative ne peut conceptualiser aucunement la langue dans son modèle, ni la relation entre la signification linguistique et le sens (hormis le cas particulier du transcodage) ni la relation entre la signification linguistique et la forme linguistique7.


Suite à venir prochainement, dans Une critique traductologique : pourquoi la théorie interprétative du sens ne peut expliquer la question de style, Partie II

Remerciements
Je remercie mon amie Estelle Grissi, traductrice (de l’anglais et de l’espagnol vers le français) et réviseuse, qui a révisé mon mémoire dont cette critique fait partie. Bien évidemment, je suis seule responsable de toutes les erreurs qui restent ici.



  1. Les six textes suivants sont cités ici sur la théorie interprétative (mentionnés ci-dessous par ordre alphabétique et année de parution) : ISRAËL, Fortunato. Traduction littéraire et théorie du sens. In : LEDERER, Marianne (dir.). Études traductologiques en hommage à Danica Seleskovitch. Paris : Lettre Modernes Minard. 1990. pp. 29-44 ; ISRAËL, Fortunato. La créativité en traduction ou le texte réinventé. In : RUDERS, M. et MARTIN-GAITERO, R. (eds). IV Encuentros complutenses en Torno a la Traduccion. 1994. pp. 105-117. Disponible sur : https://cvc.cervantes.es/lengua/iulmyt/pdf/encuentros_iv/06_israel.pdf (consulté le 20.01.2021) ; LEDERER, Marianne. Synecdoque et traduction. Études de linguistique appliquées, No. 24. 1976. pp.1-22. Disponible sur : https://www.researchgate.net/publication/234588354_Synecdoque_et_traduction_Synedoche_and_Translation (consulté le 20.01.2021) ; LEDERER, Marianne. Défense et illustration de la théorie interprétative de la traduction. In : ISRAËL, F. et LEDERER, M. (dirs.) La Théorie interprétative de la Traduction, tome I. Caen : Lettres Modernes Minard. 2005. pp. 1-50. Disponible sur : https://www.researchgate.net/publication/304059295_Defense_et_illustration_de_la_Theorie_Interpretative_de_la_Traduction (consulté le 20.01.2021) ; SELESKOVITCH, Danica. De l’expérience aux concepts. In : SELESKOVITCH, D. et LEDERER, M. Interpréter pour traduire. Paris : Les Belles Lettres. 2014a. pp.87-132 ; SELESKOVITCH, Danica. Les mécanismes du langage vus à travers la traduction. In : SELESKOVITCH, D. et LEDERER, M. Interpréter pour traduire. Paris : Les Belles Lettres. 2014b. pp. 345-356. ↩︎

  2. Parmi les théories linguistiques auxquelles s’oppose la théorie interprétative, Seleskovitch mentionne notamment les théories structuralistes de Saussure et de Bloomfield, la grammaire générative avec sa distinction entre compétence et performance de Chomsky ; Lederer cite, de façon plus impressionniste, « la linguistique structurale » qui était toute puissante dans les années 1960s. (Voir SELESKOVITCH, Danica. op.cit. 2014a. pp. 128-129 ; LEDERER, Marianne. op.cit. 2005. p.3.) ↩︎

  3. LEDERER, Marianne. op. cit. 2005, p. 41. ↩︎

  4. En ce qui concerne les « compléments cognitifs », notons que Lederer en propose une conceptualisation dans le cas de l’interprétation, en fonction de la capacité de la mémoire immédiate (à très court terme), de la mémoire cognitive (qui joue un rôle pendant le discours de l’orateur) et, plus largement, du savoir pertinent de l’interprète. Ces détails ne portent que sur l’acte d’interprétation, comme le souligne Lederer. L’idée du bagage cognitif suffit à nos fins. (Voir LEDERER, Marianne. op.cit. 1976, pp. 4-5, 15-17, 20 ; SELESKOVITCH, Danica. op.cit. 2014a. pp. 107, 115, 125 ; SELESKOVITCH, Danica. op.cit. 2014b. p. 346.) ↩︎

  5. SELESKOVITCH, Danica. op.cit. 2014b. p. 351. ↩︎

  6. Sur les idées de base de l’individualisme méthodologique, voir l’explication de Max Weber (référence ci-dessous). Sur la nature systémique de langue, voir, à titre d’exemple, les explications de Saussure et de Chomsky, tous deux théoriciens mentionnés par Seleskovitch : selon Saussure, la langue est « un système basé sur l’opposition […] de même qu’une tapisserie est une œuvre d’art produite par l’opposition visuelle entre des fils de couleurs diverses ; or, ce qui importe pour l’analyse, c’est le jeu de ces oppositions […] » Quant au modèle de Chomsky, il explique son concept de « competence » ainsi : « we must regard linguistic competence – knowledge of a language – as an abstract system underlying behavior, a system constituted by rules that interact to determine the form and intrinsic meaning of a potentially infinite number of sentences. » (Voir CHOMSKY, Noam. Language and Mind. Cambridge : Cambridge University Press. 2006, p. 62 ; de SAUSSURE, Ferdinand. Cours de linguistique générale. Paris : Payot. 1971, pp. 56 ; WEBER, Max. Economy and Society. FISCHOFF, E. et.al. (traducteurs). Berkeley : UC Press. 1978, p.18.) ↩︎

  7. Remarquons que la théorie interprétative utilise le mot « langue » selon deux sens. D’une part, la langue peut se référer à une langue particulière, appartenant à une collectivité quelconque, telle que l’anglais, le français. D’autre part, la langue se réfère à un système formel et abstrait, quand ils parlent, par exemple, de l’opposition entre « langue et discours », entre « pensée et langue » ; de l’équivalence ou de la traduction « en langue » ; des « théories de la traduction qui se situent au seul plan de la langue ». (Voir LEDERER, Marianne. op.cit. 1976, p.1 ; LEDERER, Marianne. op.cit. 2005, pp. 36, 43 ; SELESKOVITCH, Danica. op.cit. 2014a. 115-116.) ↩︎